OU DONC HANNIBAL A-T'IL FRANCHI LES ALPES?
par Gabriel Audisio
tiré de Histoire pour Tous N°40, Août 1963
Le moment des grands exodes de vacances est venu. Tous ceux qu'attirent la montagne - et singulièrement les Alpes - seront à même de se poser sur place la question que Gabriel Audisio tente d'élucider aujourd'hui. Signalons que Gabriel Audisio est l'auteur d'un fort intéressant et original Hannibal (Berger-Levrault).
Mai 218, Hannibal, ayant quitté l'Espagne, est en route vers l'Italie avec son armée. Il réduit au passage les Catalans récalcitrants. Ses arrières sont assurés ; son frère cadet Asdrubal-junior gouverne l'Espagne au sud de l'Ebre ; un de ses officiers, Hannon, gouvernera la Catalogne. L'armée va franchir les Pyrénées. Et c'est ainsi que commence une querelle homérique qui dure depuis deux mille ans.
Hannibal savait très bien où il allait, où il passerait. C'est certain. Mais il n'est pas moins certain que personne ne peut dire exactement où il est passé ! Si on l'a jamais su, on l'a vite et totalement oublié. Polybe affirme qu'il a refait le trajet, environ soixante ans plus tard. On le croit. Mais les indications topographiques qu'il donne sont si vagues qu'elles ne permettent pas de « situer » exactement l'itinéraire. Ou plutôt, elles invitent à en situer cinq, dix, vingt, chacun avec autant de vraisemblance, chaque solution étant défendue par son auteur avec une énergie farouche, qui en conduit même quelques-uns à traiter les contradicteurs avec le plus cruel mépris. Tant de conclusions divergentes sur les mêmes documents de base, cela serait désespérant, si ce n'était aussi passionnant qu'un roman policier.
Le mystère débute aux Pyrénées. Où Hannibal les a-t-il franchies ? Pour les uns, en suivant le bord de la mer ; pour les autres par le col du Perthus ; pour d'autres encore par des passages intermédiaires. Des preuves irréfutables sont également produites pour chacun de ces endroits fatidiques. Si le sujet n'était pas sérieux on en viendrait à des quiproquos humoristiques. C'est ainsi qu'un archéologue, un jour récent, montrait à un de ses amis, transitaire en douane sur la frontière des Pyrénées orientales, un chemin de montagne, en s'écriant avec émotion : « Dire que c'est là qu'Hannibal est passé ! » A quoi son brave homme d'ami répondit avec la plus grande assurance, en lui montrant une belle route nationale en contrebas : « Jamais de la vie ! il est passé ici. Je le sais fort bien, c'est moi qui ai fait les papiers en douane. » Mais l'excellent homme parlait de la ménagerie d'un grand cirque, dont un éléphant s'appelait justement Hannibal ! C'est ainsi que naissent parfois les légendes, sinon les erreurs historiques...
Admettons donc que les Pyrénées aient été franchies au Perthus, qui paraît « acceptable ».
Des Pyrénées au Rhône, pas de grandes controverses, ce n'est que du détail. La halte à Ensérune est à peu près certaine. Cette forteresse, cet oppidum, commandait en effet le passage de la Catalogne au Languedoc, dominant ce que le géographe Strabon appelait « l'isthme gaulois ». Ensuite on va vers le Rhône. Et là, la dispute recommence. Certes, nous avons, par Polybe et TiteLive, de magnifiques descriptions de la traversée du Rhône ; ils nous expliquent comment les éléphants ont été transbordés sur des radeaux, comment les soldats ont nagé, couchés sur leurs boucliers à la façon des sportifs qui apprennent le crawl sur une planche, mettant leur paquetage à l'abri dans des outres, comme les canoéistes modernes mettent leurs effets personnels dans des sacs étanches en prévision du « désalage ». C'est clair, c'est précis, c'est réaliste. Mais où cela a-t-il eu lieu ? Les hypothèses s'étalent sur toute la longueur du fleuve ! Les plus fréquentes situent le passage en aval ou en amont d'Arles, vers Beaucaire ou aux alentours d'Avignon, à Roquemaure, à Pont-Saint-Esprit : il y en a qui remontent jusqu'à Lyon et à la Saône, voire jusqu'au lac de Genève ! Et chaque fois qu'on en lit une, on est persuadé que c'est la bonne, la seule, l'inattaquable.
Mais enfin le Rhône est traversé. Alors s'installe l'énigme d'une certaine « île » qui pourrait bien être la plaine du Tricastin ou bien celle de Loriol, à moins que ce ne soient deux ou trois autres ; puis l'énigme d'une rivière, dont le nom antique prête à tant de confusions qu'il est impossible de décider si c'est la Durance ou l'Isère, l'Aygue ou la Drôme, car « Isère » pouvait bien être un nom commun à plusieurs cours d'eau.
Les organismes touristiques, pour leur part, n'ont pas hésité à faire leur choix : ils ont baptisé « route Hannibal » la R. N. 93 qui remonte le cours de la Drôme, de Livron à Aspres-sur-Buech, en direction de Gap. Ce choix a au moins un mérite symbolique : il permet, à deux grands vainqueurs des Alpes, de se rencontrer... sur les panonceaux des Ponts et Chaussées, puisque la route Hannibal » aboutit à la « route Napoléon ».
Mais il faut bien avouer que le choix du guide Michelin n'est pas déterminant. Or ce choix est capital : en effet, c'est de la rivière dont la vallée a été suivie que dépendra le col qui a été pratiqué pour franchir le sommet des Alpes.
Et les Alpes, voici le gros morceau ! On évalue à près d'un millier les livres et opuscules, en diverses langues, qui ont été consacrés à cet irritant problème : quel trajet Hannibal a-t-il suivi dans les Alpes? On en discutait déjà un siècle plus tard, il y a quelque deux mille ans 1 Et ce n'est pas fini : je n'en veux pour preuve qu'un ouvrage anglais, spécialement consacré à ce sujet, qui a paru il y a six ans, et « l'expérience », d'ailleurs manquée, à laquelle se sont livrés, l'avant-dernier été, quelques passionnés du problème, en conduisant de vrais éléphants sur l'un des cols alpestres qu'ils tenaient pour le bon.
J'ai honnêtement lu un certain nombre de ces théories, mais j'avoue que j'ai reculé devant leur masse, comme les éléphants ont reculé devant les aspérités du chemin! J'ai craint de finalement devoir me décocher à moi-même le trait qu'Alexandre Dumas père envoya à l'auteur de Salammbô : « Flaubert ? il abat une forêt pour fabriquer une boîte. » Et j'en suis venu à adopter la boutade que, dès l'Antiquité, Eratosthène opposait à ceux qui voulaient localiser les voyages d'Ulysse : « Autant chercher à retrouver le corroyeur qui a cousu l'outre où Eole enfermait les vents... » Bref, selon la sagesse proverbiale, c'est chercher une aiguille dans une botte de foin.
Et pourtant cette « aiguille » on l'a trouvée pratiquement dans tous les cols qui s'échelonnent depuis les Alpes maritimes jusqu'au Simplon ! La cartographie touristique s'en mêle, puisque même le guide Michelin, dont je parlais plus haut, indique des « Echelles d'Hannibal » en Savoie, sur la haute Isère, près de Moutiers, ce qui se concilie assez mal avec la Drôme et la R. N. 93. Mais cela peut quand même faire plaisir aux skieurs qui montent vers Courchevel et Val d'Isère, de penser qu'ils suivent les traces du Carthaginois...
Parmi les nombreuses théories, il semble que les plus généralement admises soient le mont Genèvre et le mont Cenis, ce dernier avec son « annexe », aujourd'hui abandonnée, du Clapier. Avec d'infinies précautions, je me hasarde à dire que le Clapier me paraît bien séduisant... Mais comment oserait-on trancher, quand Napoléon lui-même ne l'a pas pu ? Entre sa campagne d'Italie et son exil à Sainte-Hélène, il a changé de mont, passant du Viso au Cenis.
En définitive, il n'y a qu'une chose qui compte : c'est qu'Hannibal a franchi les Alpes comme il l'avait prévu. Et cela vient à l'appui de tout ce que nous savons et voulons savoir au sujet de l'homme. Son succès est la preuve de son esprit méthodique, du souci qu'il a apporté à se préparer, des informations qu'il avait recueillies. « Hannibal conduisit cette grande affaire avec beaucoup de prudence. » (Polybe.)
Certes l'entreprise est grandiose et a provoqué l'admiration universelle. Mais sans vouloir en diminuer les mérites, il faut reconnaître qu'Hannibal ne se lançait pas en aveugle dans une aventure impossible. Non, ce n'était pas le « Va, fou ! » de Juvénal. Les passages des Alpes étaient connus, ils étaient pratiqués, ne fût-ce que par les Gaulois qui descendaient » périodiquement du versant français aux plaines italiennes. Asdrubal-junior, pour rejoindre son frère, a suivi le même chemin, dix ans plus tard. Et l'histoire n'en « fait pas une montagne », si je peux risquer ce mot. Asdrubal, mieux favorisé par la météorologie et moins encombré, est passé facilement.
Ce qui est exceptionnel, dans le cas d'Hannibal, c'est d'avoir, pour la première fois, réalisé l'opération avec une armée organisée qui devait, dans les vallées étroites, s'étirer sur quelque vingt ou trente kilomètres, traînant avec soi un énorme bagage, de la cavalerie, des éléphants ; c'est d'avoir persévéré et réussi, alors qu'il a rencontré des difficultés inattendues : d'abord l'hostilité de peuples tels que les Allobroges, qu'il a fallu combattre et réduire ; ensuite, en conséquence du retard pris à ces batailles, les intempéries, d'ailleurs très précoces cette année-là, qui avaient entraîné des éboulements et des chutes de neige abondantes. I1 fallut la ténacité de ce chef pour avancer malgré tout ; il a fallu son ascendant sur ses troupes pour les entraîner jusqu'au bout, malgré les pertes, la fatigue, la faim, les rigueurs du climat glacial de l'altitude et la peur de l'inconnu. Tite-Live, avec son sens de l'épopée, à su donner de cet exploit un récit pathétique. On ne saurait mieux faire que d'en conseiller la lecture ou la re-lecture, aux amateurs d'émotions fortes.
Du haut de ces montagnes
Parti en mai, Hannibal n'a traversé le Rhône qu'à la fin d'août. I1 va plus vite ensuite : un mois pour arriver dans la plaine du Pô, dont quinze jours pour la traversée proprement dite des Alpes. C'est dans les derniers jours de septembre, le 26, semble-t-il, qu'il parvint au sommet. Dans quel état? Avec des hommes fourbus, une cavalerie efflanquée, des chevaux errants qu'il fallut rassembler, des éléphants à jeun, faute de pâturages. Chez les plus endurcis des guerriers, le moral devait être d'autant plus bas qu'ils avaient grimpé plus haut ! Mais pas celui d'Hannibal. Tenace, implacablement décidé à aller jusqu'au bout, il a senti, parvenu sur cette cime, que le plus dur était accompli. Il est là, prêt à descendre sur l'Italie, mais il ne la voit pas encore. Il regarde autour de lui, il cherche, il voit une sorte de plateforme sur une éminence qui domine le col, il y monte, seul. Et alors, d'un coup, dans une éclaircie de soleil froid, tout un panorama se découvre : l'Italie! Il voit au loin, sous ses pieds, la plaine où scintillent les rivières, et, dans l'horizon bleuté, les coteaux de Turin.
Voici de nouveau Hannibal au moment d'une de ses grandes heures. On le devine respirant largement. Il jouit du spectacle, seul. Puis, tout d'un coup, il crie, il appelle : « Venez, venez. voir ! ». Et tous ceux qui sont à portée de sa voix, officiers et soldats, accourent. Il tend les bras dans le vide étincelant. Et il parle, il parle avec un enthousiasme contagieux, il leur montre le but atteint, il n'y ai plus qu'à descendre, et la conquête va commencer.
Les historiens antiques ont inventé, comme c'était leur usage, le discours qu'Hannibal aurait alors tenu à son arrivée. Je n'ose le reproduire, ni en inventer un autre, bien que la tentation soit grande. Mais il est certain qu'Hannibal se trouvait à un de ces moments épiques qui commandent les grandes attitudes; où un chef d'armée prononce des mots historiques, lance une proclamation qui traverse les âges. Napoléon, comme on le sait, y excellait. « Du haut de ces Pyramides, quarante siècles... » Non, ici, c'était les soldats d'Hannibal qui « du haut de ces montagnes »... S'il me fallait à tout prix imaginer ce « mot », c'est dans le contexte du monde contemporain que j'en trouverais la suggestion. J'entends Hannibal, debout sur un rocher, qui crie à ses hommes rassemblés sous lui :
- A qui, l'Italie?
Et les hommes répondent
- A nous !
Et encore, Hannibal
- A qui, Rome ?
Et l'armée, dans une seule clameur
- A nous !
Après cette griserie du sommet, il fallut descendre. Or la descente fut infiniment plus pénible que la montée, sur des pentes plus abruptes, où la neige fraîche et molle, traîtreusement, trompait le pas sur un fond de glace dérapante, où des couches de neige croûteuse, soufflée, brusquement se crevaient, avalant hommes et bêtes dans des trous dont on ne sortait qu'avec mille peines. Et voici enfin que l'étroit chemin était obstrué par des blocs de rochers.
C'est ici que se place l'épisode du « fracassant vinaigre ». Lui aussi, il a donné lieu à d'innombrables controverses. Des historiens antiques, et surtout Tite-Live, l'ont raconté : pour forcer le passage, Hannibal fait abattre des arbres, les fait amonceler devant les rochers, y fait mettre le feu, puis sur la pierre incandescente il fait verser force vinaigre pour la rompre. Cette histoire a paru longtemps n'être sortie que de l'imagination des chroniqueurs, on l'a jugée invraisemblable, absurde. Puis on l'a discutée, enfin on en est venu à l'admettre. Et je pense qu'on a raison.
Si l'on n'y croyait pas jadis et si on lui a donné des proportions épiques, c'est qu'en vérité les gens des villes étaient fort peu accoutumés à, la haute montagne. L'alpinisme ne date pas de longtemps, à peine deux siècles. Rares étaient ceux qui s'aventuraient dans les cols, et surtout enneigés. De nos jours, le tourisme, l'automobile, les sports d'hiver nous ont rendu tout cela très familier, et nous comprenons ce qui s'est produit pour Hannibal. Chaque hiver, quand nous allons pratiquer le ski, il nous arrive de nous trouver sur une route « coupée » par un éboulement. Cela ne tire pas à conséquence : nos Ponts et Chaussées, avec leur matériel puissant, ont tôt fait de rouvrir le passage. Il est vraisemblable qu'Hannibal a dû se trouver devant un de ces éboulements, somme toute modeste, mais que la 1égende a démesurément amplifié. Modeste, mais sur un chemin étroit, et difficile à dégager, pour une armée qui ne disposait pas du matériel de nos Ponts et Chaussées ou de nos sapeurs du Génie. Il fallait y aller avec les moyens de l'époque, à main d'homme, et avec des procédés empiriques. Et il semble bien établi que, pour faciliter le travail des pioches, des pics, au moins sur des pierres friables, le feu suivi d'un arrosage d'eau et d'acide donne des résultats favorables. Au demeurant les « sapeurs » d'Hannibal qui ont « miné et mis les rochers en rupture » , comme dit gentiment Clément Marot, qui les ont « pétardés », comme dit gaillardement le colonel Hennebert, n'ont consacré que trois jours à venir à bout de cette difficulté.
Tant pis pour l'image d'Epinal de notre enfance ! Mais merci quand même aux poètes qui en ont tiré un chant d'épopée. Arrivés dans la plaine italienne, boueux, loqueteux et faméliques, plus misérables à voir que les premiers «sans culottes » de la Révolution française qui y parvinrent plus, tard, il ne restait plus aux so1dats d'Hannibal qu'à se «refaire » auprès de leurs alliés gaulois. Ce ne fut pas long. En moins de deux mois ils étaient de nouveau à point. Ils allaient comprendre qu'Hannibal ne les avait pas trompés. Hannibal allait être sûr qu'il ne s'était pas trompé sur eux. Car devant eux s'ouvrait toute grande l'avenue des victoires.
Lien intéressant : http://hannibal-dans-les-alpes.com/
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