Les courses de char dans l'antiquité romaine

Allez les verts, Allez les bleus !

Les courses de chars à Rome et à Byzance

par André Thévenet


Tiré de Historama N°304, mars 1977

Les passions populaires soulevées par les exploits européens des footballeurs de Saint-Étienne les Verts, et par le renouveau de l'équipe de France les Bleus engagés dans la course à la qualification pour la Coupe du Monde soulèvent parfois les critiques des esprits chagrins. Ces personnes ignorent sans doute qu'aucune société ne peut se passer de fêtes au sein desquelles communie tout un peuple. Les grandes manifestations sportives sont les dernières fêtes d'un Occident gagné par la morosité.
Mais jadis il n'en allait pas autrement et, pour certaines civilisations de l'Antiquité l'organisation des loisirs, des jeux et des fêtes était une des premières tâches des gouvernants. On connaît la formule : « Panem et circenses ». Ces préoccupations furent singulièrement propres à l'Empire romain et à son successeur byzantin. Les jeux du cirque surtout déchaînèrent les passions les plus folles et, donnèrent lieu à de terribles violences auprès desquelles les actes de vandalisme perpétrés par les « fans » du football britannique ne sont qu'aimables jeux d'enfants.
Dès l'Empire romain, les jeux du cirque (1) où se déroulaient les courses de chars, eurent la préférence des foules. Déjà la victoire ou la défaite de tel ou tel cocher appartenant à telle ou telle faction, prenait des proportions de triomphe national ou de catastrophe publique. Au-delà de l'exploit sportif, quelque chose d'autre, plus profond, plus enraciné, existait donc. Avant de l'aborder, il faut examiner les conditions dans lesquelles avaient lieu ces courses.

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Char romain.
Le char attelé de deux ou quatre chevaux était une simple caisse montée sur deux roues;
il pouvait atteindre une grande vitesse.
Les cochers se recrutaient parmi les esclaves.
De leurs succès à la course, dépendait leur affranchissement.


Le cirque est l'image du ciel


Selon les Anciens eux-mêmes, le cirque était un endroit consacré à la divinité. « Le cirque est l'image du ciel ; il recèle en lui la figure et les nombres des confins éthérés. Car les douze ouvertures des portes d'où s'élancent les chars, représentent les douze mois et les douze constellations que traverse dans sa course l'astre aux rayons d'or. Les quatre chevaux évoquent les saisons, les quatre couleurs des factions, les éléments. L'aurige comme Phébus attelle ses quatre coursiers. Quand les barrières s'ouvrent et lancent en avant les chars, tous s'efforcent de boucler le circuit jalonné par les bornes : ces deux points équidistants indiquent le coucher et le lever du soleil. »
« Entre eux se trouve le canal de l'Euripe, telle la vaste étendue des mers et, au milieu, dominant tout, l'obélisque qui marque le centre. A la lune est toujours vouée la bige (2), au soleil, le quadrige, à Castor et Pollux, les chevaux seuls. Nos spectacles sont en harmonie avec les réalités divines et leur charme s'accroît de l'honneur reçu par les dieux. »

380 000 spectateurs sur les gradins


Ce cirque décrit par les textes anciens, est en réalité le Circus Maximus de Rome. Il mesurait 670 m de long sur 215 de large et pouvait contenir plus de 380 000 spectateurs, ce qui laisse loin derrière, nos plus grands stades actuels ! Mais en fait les cirques de province reproduisaient, avec des proportions moindres, les dispositions de celui de Rome pris comme prototype.

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Le Circus Maximus de Rome mesurait six cent soixante-dix mètres de long sur deux cent quinze mètres de large.
Il ne contenait pas moins de 380 000 spectateurs.
On remarquera la "spina" au centre avec l'obélisque et les bornes à chaque extrémité.
Gravure du XVIe siècle.

Contrairement à ce qui se passait au théâtre ou à l'amphithéâtre, au cirque les hommes et les femmes assistaient ensemble au spectacle ; les esclaves eux-mêmes y étaient admis et pariaient comme les autres.
Voici comment se déroulait une course de chars. Les cochers, ou auriges, étaient vêtus d'une tunique sans manches, de la couleur de leur faction, et d'un bonnet en cuir destiné à les protéger en cas de chute. Ils enroulaient les rênes autour de leur ceinture. Le char de course, semblable au char de guerre, était constitué d'une simple caisse montée sur deux roues. Le char attelé de deux ou quatre chevaux, celui de gauche étant toujours le conducteur, pouvait atteindre de très grandes vitesses. Mais ils étaient à la merci du moindre choc. Dans les tournants, surtout, les roues heurtaient les bornes et il ne restait plus au cocher qu'à trancher les guides avec un couteau qu'il portait toujours à sa ceinture, sinon c'était presque toujours une mort certaine.

Une écharpe blanche donne le départ


La course proprement dite comprenait sept tours (environ 7 km et demi) en l'honneur des sept jours de la semaine et des orbes célestes concentriques des sept planètes (Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne) du système de Ptolémée. A chaque tour, on ôtait un des sept oeufs placés sur la spina (3) (le petit mur qui séparait en deux parties le cirque sur toute sa longueur), pour en faciliter la compréhension.
Après que le magistrat chargé de présider les jeux avait donné le signal, en jetant d'un balcon une écharpe blanche, la « mappa », les chars s'élançaient ensemble pour sept tours. Pour remporter la palme, chaque aurige s'efforçait de serrer de plus près, l'intérieur du parcours, mais il risquait de heurter les bornes ou la spina. Après l'enlèvement du dernier oeuf, le dernier tour donnait lieu à une âpre rivalité et c'est alors que les passions des spectateurs se déchaînaient pour soutenir leur faction favorite. Les accidents, qu'on appelait des « naufrages » , étaient nombreux et généralement la chute d'un cocher en entraînait d'autres, incapables de maîtriser leurs chevaux lancés à grande vitesse.

Des poètes aux courses


Dans l'« Enéide », Virgile a décrit une de ses épreuves. « Les chevaux ne sont pas plus rapides accouplés dans la course des chars, quand ils se précipitent hors des loges et qu'ils dévorent l'espace, ni les cochers plus ardents quand, leurs attelages lancés, ils secouent les rênes flottantes et se penchent tout le corps en avant pour les en fouetter. Les applaudissements, les cris des spectateurs, les voeux des partis enthousiastes se répercutent dans toute l'arène, roulent par toute renceinte... »

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Bas-relief antique représentant une course de chars.
Au cirque les hommes et les femmes assistaient ensemble au spectacle;
les esclaves eux-mêmes étaient admis et avaient le droit de panier.

« Dans le cirque, écrit de son côté Ovide, le prêteur a lancé, des loges ouvertes en même temps, les quadriges. Mon favori vaincra, les chevaux même paraissent comprendre mes désirs. Hélas il a décrit un bien grand cercle autour de la borne. Que fais-tu ? (4) Celui qui te suit l'a frôlée de près et va te rattraper. Que fais-tu malheureux ? De grâce tire d'une main vigoureuse sur la rêne gauche... »

Les cochers : des vedettes adulées et bien payées


Les cochers se recrutaient principalement parmi les esclaves et, de leurs succès, ils espéraient l'affranchissement. Malgré cette origine, ils n'étaient pas frappés d'infamie par la société, comme les acteurs ou les gladiateurs. Les foules au contraire les adulaient et beaucoup d'empereurs, Caligula, Néron, Commode, Caracalla, ne dédaignèrent pas de participer comme auriges à des courses de chars. Les récompenses des vainqueurs, outre les palmes et les couronnes honorifiques, consistaient en importantes sommes d'argent.
Aux plus célèbres des auriges on élevait même des statues. On appelait « miliarius » le cocher qui avait remporté plus de mille victoires. Voici l'inscription funéraire de l'un d'entre eux, relevée sur une table de marbre trouvée à Rome 4 257 courses dont 1 462 victoires.
« Caius Appuleius Dioclès, cocher de la faction des Rouges, originaire de la Lusitanie espagnole, âgé de 42 ans, 7 mois, 23 jours (5). Il courut sa première course dans la faction des Blancs, sous le consulat d'Acilius Aviola et de Corellius Pansa (6). Il remporta sa première victoire dans la même faction sous le consulat de M. Aciulius Glabrio et de Gaius Bellicius Torquatus (7). Il courut pour la première fois dans la faction des Verts sous le consulat de Torquatus Asprenas et d'Annius Libre (8)... Au total, il conduisit des chars durant 24 ans, il participa à 4 257 courses et remporta 1 462 victoires, dont 1 064 dans des courses simples, 347 dans des courses doubles et 51 dans des courses triples (9). Il gagna au total 35 863 120 sesterces... »
Cette dernière somme (plus de 30 millions de nos francs) est véritablement énorme et les salaires de nos vedettes font piètre figure en comparaison.

Le peuple était pour les Verts


Sous l'Empire, quatre factions principales étaient représentées : les Blancs (albata), les Bleus (veneta), les Verts (prasina) et les Rouges (russata). Un empereur créa bien deux autres factions, la Pourpre et la Dorée, mais elles n'eurent qu'une existence éphémère.
Les Blancs apparurent sous Auguste, les Verts quelques années plus tard ; mais à partir du IIIe siècle, les Verts absorbèrent les Blancs et les Rouges fusionnèrent avec les Bleus. Les Verts et les Bleus gardèrent la prééminence et dès lors, toute la population romaine, de l'Empereur au dernier des esclaves, se passionna pour l'une ou l'autre et paria sur ses couleurs. Dans l'Empire on fut pour les Verts (prasinianus) ou pour les Bleus (venetianus) mais ces groupes de « fautores » (on dirait aujourd'hui supporters) avaient aussi une certaine coloration politique.
Chaque couleur avait été adoptée par une classe sociale : le peuple était pour les Verts, le Sénat et l'aristocratie s'identifiaient plutôt aux Bleus. On vit les empereurs les plus « démocratiques », comme Néron, Domitien ou Commode soutenir les Verts, alors qu'un empereur plus traditionaliste, Vitellius, n'hésitait pas à faire exécuter les Verts coupables d'avoir conspué des Bleus.

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Dyptique des Lampadii

Suétone évoque l'engouement de Néron pour le cirque « Pour les chevaux il eut dès son plus jeune âge, une passion particulièrement vive, et la plupart de ses conversations roulaient, quoiqu'on le lui defendit, sur les jeux du cirque; un jour il s'apitoyait au milieu de ses condisciples sur un cocher du parti vert traîné par ses chevaux... »
Cette passion pour les Verts, Juvénal en donne un témoignage dans sa XIe Satire. « Rome aujourd'hui est tout entière au cirque. Des acclamations frappent mon oreille ; j'en conclus à la victoire des Verts. S'ils succombaient, on verrait cette ville dans une morne tristesse, comme au jour où les consuls se firent battre dans la poussière de Cannes (10). »

A Byzance les factions deviennent des partis


Après le IVe siècle, mais principalement à Constantinople, les factions romaines issues du cirque, deviennent dans l'Empire byzantin, de véritables partis politiques.
Saint Grégoire de Nazianze a dépeint ces amateurs de courses. Comme ceux de Rome, ils bondissent, crient, imitent le cocher, frappent des coursiers imaginaires, parlent entre eux d'auriges, de chevaux, d'écuries, « et souvent si pauvres qu'ils n'ont pas de quoi manger pour un jour » .
Au début du IIIe siècle, un empereur construisit à Constantinople un hippodrome à la ressemblance du Circus Maximus de Rome. A Byzance les courses de chars soulevaient encore plus d'enthousiasme. On vit un empereur, Constantin V, surnommé Caballinos (le cheval), remplacer les mosaïques de son palais représentant les conciles oeucuméniques, par les portraits de ses cochers favoris. Ceux-ci étaient comblés de richesses et d'honneurs et, après leur mort, on leur élevait des statues de bronze.

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L'empereur Justinien entouré de sa Cour.
Dès le IIe siècle un empereur construisit à Constantinople un hippodrome à l'image du Circus Maximus de Rome.
A Byzance, les courses de char étaient fort prisées.
Mosaïques de St Vital de Ravenne.

Le basileus présidait les courses de chars depuis la loge impériale, et l'Hippodrome étant proche du Palais, le souverain passait directement de ses appartements dans la tribune qui lui était réservée. Le déroulement de la course, les factions, tout était identique à ce qui se passait à Rome.

Les Verts contre les Bleus


Mais sous le règne de l'empereur Justinien, les querelles incessantes entre les factions du cirque, allaient amener un drame terrible dans lequel l'empire lui-même faillit périr.
A Byzance, les factions des Verts et des Bleus ne sont pas seulement des sociétés de courses, ce sont de véritables partis jouissant d'une organisation politique et militaire, regroupant la population de la ville dans des milices armées, par lesquelles elles pouvaient influer sur les affaires publiques. Le cirque devint ainsi le seul endroit où le peuple, qui conservait un vieil instinct démocratique, put encore faire entendre sa voix à l'empereur. Justinien allait en faire l'amère expérience.
Son épouse, l'énergique impératrice Théodora, n'avait cessé depuis son avènement de soutenir les Bleus contre les Verts. Les premiers, assurés de l'impunité, commettaient les pires excès contre leurs rivaux qui s'organisèrent et rendirent bientôt coup pour coup. Un véritable climat de guerre civile s'installa à Constantinople. Une étincelle allait mettre le feu aux poudres.
Le 11 janvier 532, un dimanche, des courses de chars avaient lieu à l'Hippodrome. Justinien et Théodora avec toute leur Cour, y assistaient. Les supporters des Verts se mirent à insulter l'empereur qu'ils accusèrent de laisser les Bleus impunis, puis, en masse, ils quittèrent les gradins (suprême injure) et se répandirent dans la ville.
Justinien fit exécuter quelques meneurs appartenant aux deux partis. La colère populaire ne s'apaisa pas. Le 13 janvier à nouveau, au cours d'une réunion à l'Hippodrome, les hommes des deux factions réunis cette fois contre l'empereur, exigèrent de lui des mesures de clémence ; ne les obtenant pas, ils se ruèrent dans les rues au cri de « Nika » (Victoire) et se mirent à incendier les palais et à massacrer soldats et fonctionnaires.

Massacre dans l'Hippodrome


Le 14 janvier, affolé, Justinien céda ; mais il était trop tard, la révolte devenait une révolution. Le 15, la basilique de Sainte-Sophie, le Sénat, le Palais impérial brûlèrent et durant trois jours l'incendie fit rage. Le 18, la ville était en flammes ; le peuple se réunit à nouveau dans l'Hippodrome et couronna un autre empereur, Hypatios, d'une famille jadis détrônée par Justinien et favorable aux Verts. L'empereur voulait s'enfuir par la mer ; Théodora seule fit montre de courage et conseilla de tenter une ultime résistance.
La Cour soudoya les chefs du parti bleu pour les détacher des Verts. Avec leur aide, les soldats du général Bélisaire cernèrent l'Hippodrome où ils massacrèrent les insurgés qui y étaient rassemblés. Le soir de cette tuerie, plus de 30000 cadavres jonchaient le sol sanglant du cirque. Quelques jours plus tard Justinien faisait exécuter le malheureux Hypatios.
La sédition "Nika", ne mit pas fin aux spectacles de l'Hippodrome. Les courses de chars eurent encore lieu à Byzance durant de longs siècles. C'est seulement la prise de Constantinople par les Croisés, en 1204, qui mit un terme à cette tradition. L'empire byzantin restauré fut incapable, faute de moyens, de renouer avec elle et dans les ruines de l'Hippodrome déserté, on n'entendit plus les cris des spectateurs encourager les factions.

André Thevenet


(1) Il ne faut pas confondre le cirque et l'amphithéâtre. Le cirque est essentiellement le domaine des courses de chevaux; à l'amphithéâtre ont lieu les combats de gladiateurs. (Retour)
(2) Char attelé de deux chevaux. (Retour)
(3) Élargie et creusée d'un bassin, la spina devint l'euripe. (Retour)
(4) Ovide feint de s'adresser à l'aurige lui-même. (Retour)
(5) Dioclès vécut de 104 à 146 après J.-C. (Retour)
(6) En 122, à dix-huit ans donc. (Retour)
(7) En 124, il a vingt ans. (Retour)
(8) En 128. Les meilleurs cochers, comme aujourd'hui les grands du football, étaient achetés à prix d'or par les directeurs des factions. Un aurige pouvait passer de cette façon d'une faction à une autre, en se donnant au plus offrant. (Retour)
(9) Ces courses sont celles, à l'occasion desquelles chacune des 4 factions engageait 1, 2 ou 3 chars à la fois. (Retour)
(10) Sanglante défaite infligée par Hannibal aux Romains. (Retour)


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