D'Octave à Auguste : naissance d'un prince
L'Histoire - N°320 - Mai 2007
de Jean-Michel Roddaz, Professeur à l'université Bordeaux-III
Professeur d'histoire romaine à l'université Bordeaux-III, Jean-Michel Roddaz a publié, avec Milagros Navarro Caballero, La Transmission de l'idéologie impériale dans l'Occident romain (Bordeaux, Ausonius, 2006).
Pendant quarante ans, il régna sur l'immense Empire romain. Rien ne prédisposait le jeune Octave, simple protégé de César, à devenir un des plus grands souverains de tous les temps.
Quel monarque, quel chef d'État peut prétendre avoir égalé Auguste ? Quarante années de règne (de 27 av. J.-C. à 14 ap. J.-C.) lui ont permis de fonder un régime qui dura plusieurs siècles et assura la paix à un empire dont les limites ont rarement été dépassées dans l'histoire. A de multiples égards, le règne du fondateur de l'Empire romain demeure une référence ; il a d'ailleurs été présenté comme tel par ses successeurs. Caius Octavius est né le 24 septembre 63 av. J.-C. dans une famille de l'aristocratie municipale de Velitrae, à la lisière du Latium. Son père était entré au Sénat, mais une mort prématurée l'avait empêché d'accéder au consulat ; il avait épousé Atia, la nièce de César. Comme petit-neveu, le jeune Octave était donc le plus proche parent mâle du dictateur, qui le couvrit d'honneurs et de récompenses militaires, avant de l'adopter. En 44 av. J.-C., César envoya le jeune homme auprès des légions rassemblées sur la côte de Dalmatie dans la perspective d'une campagne contre les Parthes. C'est là qu'Octave apprit, le 16 ou le 17 mars, la nouvelle de l'assassinat de son grand-oncle par des conjurés républicains, dont Brutus et Cassius. Avec quelques amis, dont Marcus Agrippa, il traversa alors l'Adriatique et débarqua près de Brindes (Brindisi). Il n'avait pas 20 ans.
Octave, Octavien, Auguste
L'histoire a retenu trois noms pour le fondateur du principat. Octave, Caius Octavius, est le petit-neveu de César jusqu'à ce que son adoption soit ratifiée par une loi curiate ; il devient alors Caius Iulius Caesar Octavianus (on peut hésiter entre les années 44 et 43 av. J.-C. selon que l'on choisit le moment où lui-même décide d'accepter l'héritage ou celui de la lexcuriata qui confirme l'adoption). Les sources anciennes ne l'appellent cependant jamais Octavien. Dion Cassius, historien de l'époque des Sévères, notre principale source sur le règne d'Auguste, appelle l'héritier de César : Octave jusqu'en 45 av. J.-C., puis César ou le jeune César, Auguste, enfin, à partir de 27 av. J.-C.
Son destin suit dès lors un itinéraire qui n'a rien d'une ascension régulière, à partir d'un projet formé d'avance, telle que l'entourage d'Auguste l'a reconstituée a posteriori. Les historiens sont parvenus à identifier, derrière les formules de la propagande officielle, quelques étapes au cours desquelles Octave fait preuve soit de prudence, soit d'audace et apprend à manier l'art du possible qui caractérise son action ultérieure. L'arrivée d'Octave à Rome trouble le jeu politique. Le très puissant consul Marc Antoine se méfie de ce jeune homme venu lui réclamer des comptes tant sur la fortune laissée par César que sur son attitude, trop bienveillante selon Octave, à l'égard de ses assassins. La majorité du Sénat, conduite par Cicéron, se méfie, elle, d'un nouveau césarisme incarné par Antoine ; croyant pouvoir manipuler le jeune homme, Cicéron le fait placer à la tête d'une armée, qui bat Antoine à Modène en 43 av. J.-C. Mais, premier retournement : afin d'accomplir son dessein primitif, venger César, Octave se rapproche d'Antoine. Il obtient du Sénat qu'il ratifie son adoption et porte désormais le nom de Caius Iulius Caesar Octavianus (Octavien). Il réussit aussi, tant par la force que par la persuasion, à accéder au consulat laissé vacant par la mort de ses titulaires au cours des combats de Modène. Mais il se défie désormais de ses alliés sénateurs et de celui qui se prenait pour son mentor. En octobre 43 av. J.-C., Antoine, Octavien et Lépide obtiennent du peuple le vote d'une loi fondant une magistrature nouvelle leur accordant des pouvoirs extraordinaires qu'ils doivent exercer collectivement en tant que « triumvirs pour reconstituer la république » ; de fait, véritable dictature collégiale, le triumvirat est ainsi fondé, pour cinq ans. Les « trois dynastes », comme les nomme l'historien Dion Cassius, se partagent le gouvernement des provinces occidentales. Ils commencent aussi par proscrire tous leurs ennemis politiques, c'est-à-dire les chevaliers et sénateurs qui avaient des sympathies républicaines. Dans les années qui suivent, Octavien reste dans l'ombre d'Antoine. Ils partent ensemble pour la Thessalie, où Brutus et Cassius ont pris la tête des troupes républicaines. Mais ce n'est pas à lui, mais à Antoine que revient le mérite de la victoire de Philippes (octobre 42 av. J.-C.) qui, avec le suicide des vaincus, marque la fin de la république. Ce n'est pas lui non plus qui se taille la meilleure part dans le partage des responsabilités qui s'ensuit. A Antoine en effet, la tâche prestigieuse de pacifier l'Orient après Philippes. Lépide, dont ses collègues se méfient, est relégué en Afrique. Octavien, lui, reçoit la délicate mission de ramener en Italie le gros des forces victorieuses et vaincues, de procéder à leur démobilisation, de distribuer à ces vétérans des terres. Les Italiens dépossédés, soutenus par le propre frère et par la femme d'Antoine, Fulvie, engagent alors une véritable guerre contre le pouvoir central romain. A Octavien donc de les contenir : grâce à son lieutenant Agrippa, il remporte la guerre à Pérouse en février 41 av. J.-C. C'est un point important marqué sur Antoine dont la popularité ne faiblit cependant pas. Entre les deux prétendants à la succession de César, le rapport de forces se retourne entre 39 av. J.-C. et 36 av. J.-C. Que se passe-t-il alors ? Pendant qu'Antoine échoue dans son rêve de vaincre les Parthes, Octavien parvient à se débarrasser de Sextus Pompée, le fils du grand Pompée et dernier recours des républicains, qui s'était taillé un empire maritime à cheval sur la Sicile et la Sardaigne, tenant à sa merci le ravitaillement de la péninsule en blé. Il faut plus de deux ans et la victoire remportée au nom d'Octavien par Agrippa à Nauloque (été 36 av. J.-C.) pour sortir de l'épreuve. L'héritier de César élimine du même coup Lépide, accusé non sans raison de jouer un double jeu. Ces succès l'encouragent dès lors à attaquer la politique menée par Antoine en Orient. Une propagande savamment orchestrée à Rome dénonce le bradage de territoires immenses en Orient au profit de la progéniture égyptienne du général romain. Elle accuse Cléopâtre l'Égyptienne de vouloir dicter ses lois du haut du Capitole. Lorsque Antoine exprime dans un testament le désir de reposer à Alexandrie, il est soupçonné de vouloir faire de cette ville une nouvelle capitale qui supplanterait Rome... L'opinion publique à Rome et en Italie est ainsi préparée à soutenir. Octavien. Dans le courant de l'année 32 av. J.-C., la rupture entre les deux triumvirs est consommée : les consuls de l'année, partisans d'Antoine, quittent Rome, la guerre est déclarée à Cléopâtre. Antoine a-t-il eu l'intention d'envahir l'Italie ? Agrippa ne lui en laisse pas le temps. Octavien rejoint son lieutenant avec son armée. Le 2 septembre 31 av. J.-C., les deux flottes s'affrontent au large du promontoire d'Actium. Cléopâtre et Antoine parviennent à s'enfuir, mais leur flotte est détruite dans les heures qui suivent et leur armée se rend quelques jours plus tard. Au plan militaire, la victoire n'est pas probante. Mais poètes et artistes se chargent d'exalter la victoire des dieux de Rome sur les démons orientaux : le mythe d'Actium est né.
Le 2 septembre 31 av. J.-C., au large d'Actium, en Épire, Octave défait la flotte d'Antoine et de sa maîtresse Cléopâtre (ci-dessus, tableau d'Antonio Vassilacchi, XVIIème siècle). La voie vers le pouvoir personnel est ouverte.
L'été suivant, Octavien entre dans Alexandrie. Cléopâtre et Antoine se donnent la mort. L'Égypte, dernier royaume hérité de l'empire d'Alexandre, est annexée par Rome. A son retour dans la capitale, en 29 av. J.-C., le vainqueur célèbre son triomphe. L'année suivante, il remet ses pouvoirs extraordinaires au Sénat et au peuple, qui le couvrent d'honneurs. En revêtant le consulat en 28 av. J.-C., puis en 27 av. J.-C. avec Agrippa, il veut montrer que la légalité constitutionnelle est rétablie et la république restaurée. Au cours d'une séance mémorable au Sénat, le 13 janvier 27 av. J.-C., l'assemblée lui confie le gouvernement des grandes provinces militaires et lui attribue, trois jours plus tard, le nom d'Auguste, terme emprunté au vocabulaire religieux et qui recouvre la notion d'auctoritas, de prééminence morale. De fait, un nouveau régime se met en place. Il est né d'une double tromperie, celle d'une victoire militaire transformée par la propagande en « miracle », et remportée à l'issue d'un conflit présenté comme une guerre étrangère contre les ennemis de Rome et de l'Occident. Ce fut en réalité le dernier épisode de la guerre civile dans laquelle sombra définitivement la république romaine. Les contemporains eurent-ils conscience de ce tournant ? Le testament d'Auguste, gravé à l'entrée de son tombeau, présente le bilan de ses hauts faits (Res Gestae Divi Augusti), mais il évoque de manière très impersonnelle ce qui, au début de la carrière d'un jeune aventurier qui n'avait que son nom, s'apparente à une vengeance privée. Tacite rapporte que la personne d'Auguste fit l'objet, à l'occasion de ses funérailles, de débats et que les gens éclairés s'entretinrent de sa vie autant sur le ton de la critique que sur celui de la louange. Suétone, dans sa biographie d'Auguste, insiste, lui, sur la dualité du personnage, expliquant que le pouvoir avait transformé le triumvir vindicatif et cruel en un prince sage et respecté de tous. Les historiens modernes se sont interrogés sur une telle évolution de la personnalité du prince. Quant à la fondation de l'empire, Tacite a bien compris qu'elle n'était pas un choix délibéré, mais un lent processus sans idée précise du régime à venir ; une métamorphose et non une révolution. Mais pour analyser le règne d'Auguste, il faut aussi prendre en compte le facteur temps : Auguste a bénéficié d'une longévité qui surprit ses contemporains et sans doute aussi lui-même. Ses quarante ans de règne lui permirent de conduire à leur terme des projets de grande envergure, comme la transformation monumentale qui fit de Rome une ville sans égale. Le génie d'Auguste est d'avoir su mesurer exactement ce qui était possible, de « faire du neuf avec du vieux », en donnant l'apparence de répondre aux voeux de tous ; le nouveau régime, que l'on a coutume d'appeler le principat, puise ainsi sa légitimité dans la tradition républicaine, mais il implique, avec Auguste, la prédominance non plus de l'aristocratie, mais celle d'un homme, providentiel, qui concentre une part prépondérante des pouvoirs et des moyens d'action. Dans la manière et dans les formes, l'héritier de César sut prendre ses distances avec la pratique politique brutale de son père adoptif. Il se souvenait que César avait survécu seulement quelques semaines après avoir accepté le titre de dictator perpetuus et refusa plusieurs fois, au cours de son règne, cette charge et ce titre qu'on lui proposait. Parler d'Auguste implique de parler de pouvoirs, de pouvoir ouvertement exercé, de pouvoir déguisé, de pouvoir refusé, de la relation entre pouvoir et autorité, de la délégation de pouvoirs aux collaborateurs et aux corps publics, comme le Sénat, les magistrats et les assemblées. C'est tout cela qui rend si complexe la question des prérogatives du prince, thème récurrent des discussions de tous les spécialistes modernes depuis Mommsen [1]. A quoi tient donc l'originalité du principat augustéen ? Il repose sur trois concepts, et en premier lieu, sur celui de restitutio. La « restauration », c'est d'abord celle de la république même si les Modernes ont depuis longtemps écarté l'idée qu'il s'agissait d'un simple retour à la république que César et les triumvirs avaient achevé d'abolir. La Res publica augustéenne ne fut pas l'ancienne république, parce que des institutions ne sortent jamais intactes d'une crise qui les a suspendues. La restitutio est également institutionnelle. Octavien voulut être investi, de manière légitime, par la décision du Sénat et du peuple, redevenus maîtres de leur attribution : il réinstalla, au début tout au moins, le consulat dans ses prérogatives et attributions.
Dans la grande niche centrale de l'amphithéâtre d'Orange se dresse la statue d'Auguste, vêtu du manteau de général. Pour ses victoires et ses triomphes, l'empereur fut honoré 21 fois du titre d'imperator.
La restitutio, c'est enfin la restauration des iura et des leges, c'est-à-dire du droit et des lois, des élections et du fonctionnement de la justice. Elle était également fondée sur le retour à une morale traditionnelle : la législation sur les moeurs qu'Auguste soutint personnellement encourageait notamment le mariage et la procréation. Elle était enfin restauration des qualités, ces virtutes qui avaient fait la grandeur de l'ancienne Rome et dont certaines étaient solennellement rappelées sur le bouclier d'or que le Sénat remit au prince au lendemain de l'octroi de ses nouveaux pouvoirs. Un deuxième concept, celui de consensus, demeure au centre de toute tentative de définition du nouveau régime. Le consensus fut d'abord un slogan utilisé par Auguste pour rappeler qu'il avait mis un terme au conflit civil et restauré la concorde ; il était un appel au rassemblement autour de sa personne. Par la suite, tout au long de son règne, le consensus permit à Auguste de justifier les mesures prises au nom de l'accord unanime des classes et des groupes qui composaient la société romaine, c'est-à-dire l'armée, l'ordre sénatorial et la plèbe.
La famille impériale sur l'autel de la Paix (Ara Pacis, 13 av. J.-C.)
Troisième pilier, l'auctoritas mélange subtil d'une autorité de nature religieuse et d'un charisme qui confère à chaque décision du prince une dimension qui déborde sa stricte sphère d'application, elle repose maintenant sur le prestige né de la restauration de l'État et du retour à la paix. L'auctoritas est une invention géniale d'Auguste : elle lui évite d'accumuler pouvoirs et charges extraordinaires, lui permet de refuser des honneurs qui ne s'inscrivent pas dans la tradition républicaine, tout en acceptant des marques de respect qui contribuent, de fait, à l'élever au-dessus des autres magistrats. En revendiquant l'héritage de César auquel il fit conférer les honneurs divins, le jeune Octave s'était, à son retour à Rome en 44 av. J.-C., gagné les sympathies de la plèbe romaine. Cet état de grâce ne dura pas. L'héritier de César mesura dès les lendemains de la bataille de Philippes, lorsqu'il fallut donner des récompenses aux légionnaires démobilisés, la difficulté d'être à la fois l'ami du peuple, philodemos, et l'ami des soldats, philostratiotes. Profitant de la victoire en Sicile sur Sextus Pompée (36 av. J.-C.) qui libéra l'Italie du danger de disette, Octavien s'efforça de reconquérir les coeurs de la population civile : il â prit un certain nombre de décisions susceptibles de lui gagner les sympathies de la plèbe, comme la remise des dettes ou la suppression d'une partie des taxes qui avaient été multipliées pour financer la guerre. Il en fallait davantage pour rallier le soutien du peuple de Rome dans sa lutte contre Antoine. En témoigne l'amusante anecdote rapportée par l'écrivain du ve siècle ap. J.-C. Macrobe :
« Octavien rentrait à Rome dans tout l'éclat de sa victoire d'Actium. Parmi ceux qui venaient au-devant de lui pour le féliciter, se trouvait un homme tenant un ménate auquel il avait appris à dire "Ave, Caesar, victor, imperator". Octavien, émerveillé, acheta 20 000 sesterces l'oiseau complimenteur. Un voisin du propriétaire de l'oiseau, jaloux, dit à Octavien que l'autre avait un deuxième corbeau. Amené, l'autre corbeau débita les mots qu'il avait appris : "Ave, Victor, imperator, Antoni". » Auguste, par la suite, fit peu d'usage de ses prérogatives : il n'exerça jamais son droit de veto, laissa le plus souvent les consuls légiférer en son nom. En revanche, il usa de son droit de provocatio, c'est-à-dire d'intervention, attaché à la puissance tribunitienne pour apparaître comme le protecteur du peuple. Et il n'y a aucune raison de douter que le mieux-être du peuple de Rome fut une préoccupation sincère : son souci du ravitaillement régulier de la Ville, le soin apporté à la mise en place des services de l'approvisionnement en eau en témoignent, même si les préoccupations politiques étaient aussi sous-jacentes. La biographie de Suétone fourmille d'anecdotes qui évoquent les relations du prince et du peuple de Rome, son art de la communication dirait-on aujourd'hui. Il était convaincu qu'un homme d'État devait être un homme public, qui partage sans feinte les plaisirs populaires, théâtre et cirque - il avait été reproché à César de lire ou de rédiger sa correspondance pendant les jeux. Mais ne nous leurrons pas : tout cela s'accompagnait d'un solide encadrement de la plèbe urbaine. Le contrôle capillaire d'une Rome laborieuse et pacifiée passait par le contrôle des associations : il suivit en cela l'exemple de César. La réforme augustéenne consista surtout, à partir de 7 av. J.-C., à réorganiser les cadres territoriaux : les quartiers ou vici furent répartis dans de nouvelles circonscriptions plus vastes, les quatorze régions. L'espace de la Ville fut irrigué de la présence des divinités tutélaires de la propre famille d'Auguste : les ministres du nouveau culte pouvaient ainsi contrôler les éléments instables de la population romaine. Qu'en est-il, ensuite, de l'Auguste conquérant ? Dans le préambule des Res Gestae, le prince prétendait avoir soumis le monde à l'empire de Rome, « orbem terrarum imperio romano subiecit ». Pouvait-il le penser vraiment, lui qui, selon Tacite, avait conseillé à son successeur, Tibère, de ne pas étendre les limites de l'empire ? Dominer l'oikoumene, c'est-à-dire le monde connu, fut un idéal constant des grands chefs de guerre du passé en quête de gloire et de butin. Son contemporain, le géographe Strabon, dit : « C'est au bout de l'océan, sur les pourtours de l'univers que se déroulaient les exploits des plus grands capitaines. » Il n'est donc pas étonnant que, à peine investi d'un imperium sur plusieurs régions de l'empire, Auguste ait tourné ses regards vers la Bretagne et la péninsule Ibérique. Il voulait que son nom fût associé à la victoire ; la virtus, la bravoure, est l'une des quatre vertus inscrites sur le bouclier d'or.
Copie du bouclier du Sénat
Le principat puise sa légitimité dans la tradition républicaine : c'est le Sénat qui a confié à Auguste le gouvernement de Rome, lui remettant un bouclier d'or célébrant ses vertus. Auguste ne s'affirme pas moins comme le premier d'une lignée.
La pax, qui est associée au nom d'Auguste, dérivait de la force des armes : elle ne pouvait s'instaurer que lorsque Rome aurait imposé sa domination universelle. « Tu dois diriger les peuples sous ta loi, Romain, souviens t'en », proclamait Virgile. C'est avec Auguste que s'est élaboré le modèle du bon empereur, soucieux de l'extension de l'empire ; ensuite, le slogan de la propagatio imperii fut diffusé par les monnaies, les inscriptions, voire les panégyriques. Toute l'imagerie officielle, les réalisations urbanistiques et architecturales, reflètent cette ambition : le Forum du prince en apporte la meilleure illustration. La carte du monde, réalisée par Agrippa, et exposée sur les murs du portique qui porte son nom au Champ de Mars, montrait aux Romains le monde qu'ils dominaient. Alors, pourquoi ces conseils de prudence à Tibère ? Il est tout d'abord possible que les explorations effectuées tout au long du règne, plus particulièrement en Afrique, en Arabie ou en direction de l'Elbe, aient montré combien certaines régions du monde seraient difficiles à maîtriser. Ensuite et plus certainement, à la fin du règne, les échecs en Germanie convainquirent le vieil empereur de faire une pause dans la conquête ; ce que Tacite exprime ainsi : « L'on combattait plutôt pour effacer la honte du désastre de Varus que pour l'agrandissement de l'empire et les fruits de la victoire. » Pour Auguste, la perte des légions de Varus [2] ne remit pas fondamentalement en cause le principe de porter les enseignes romaines aux confins du monde ; les unités détruites furent remplacées et les forces sur le Rhin augmentées. Le vieil empereur a sans doute aussi demandé à son petit-fils par adoption, Germanicus, de reprendre les territoires perdus. La revendication que l'on trouve dans les Res Gestae d'une domination de l'ensemble des terres allant de Gadès (Cadix) jusqu'à l'embouchure de l'Elbe n'est donc pas la simple expression de la propagande ; elle demeure l'objectif. Pour Auguste, la pacification des terres et des mers ne pouvait avoir que des connotations œcuméniques ; cette proclamation renvoyait à l'image du grand Pompée et des conquérants de la république qui servaient de référence ; et quand, sur son Forum, il érigeait leurs portraits en face de ceux des membres de sa famille, il montrait que l'ceuvre n'était — pas encore achevée et que son règne n'était après tout qu'une étape dans le grand dessein de Rome. Quelles conclusions tirer de tout cela ? L'un des principaux héritages d'Auguste est d'avoir assuré des siècles de stabilité au monde romain.
Un empire inégalé
Auguste prétendait avoir soumis le monde à Rome. Il est vrai que sous le principat l'empire atteint des limites jamais dépassées : de l'Espagne à l'Asie et, au sud de la Méditerranée, de l'actuel Maroc à l'Égypte. A partir de 27 av. J.-C., on distingue les provinces sénatoriales, anciennement conquises et pacifiées, des provinces impériales, plus récemment annexées, où stationnent des troupes.
Combien de régions d'Europe, par la suite, connurent-elles une paix semblable à celle qui fut instaurée alors et qui s'interrompit seulement avec les invasions germaniques, au IVe-Ve siècle ? En Occident, et encore moins en Orient où Constantinople prit au Ive siècle le relais de Rome, aucun de ses successeurs ne peut prétendre à un tel bilan. L'un des secrets de la réussite d'Auguste est d'avoir su fonder l'avenir en restaurant le passé : il avait en quelque sorte refondé la république sous la forme d'un principat, qui évolua ensuite en une monarchie, sans jamais en porter le nom ; il avait donné un nouveau statut aux provinces et instauré une paix solide dans une grande partie de l'empire. S'il était un conservateur dans l'âme, il n'hésita pas à innover quand cela lui parut nécessaire et possible, en réformant l'armée, en rénovant le système fiscal de l'empire, en dotant Rome d'une véritable administration, en érigeant l'Urbs en capitale par une transformation monumentale sans précédent qui fit de Rome une ville sans égale. Il avait surtout compris que les hommes répugnaient à l'innovation si on la leur imposait par la force. Contrairement à César, Auguste eut le constant souci de faire évoluer les choses à l'intérieur des formes établies, et avec l'accord du plus grand nombre ; il eut ainsi l'habileté de masquer ses pouvoirs absolus pour les rendre acceptables aux classes supérieures. Cette politique fut couronnée par l'octroi par le Sénat du titre de Pater Patriae, preuve éclatante qu'il avait suscité le consensus autour de lui. Pourtant, la vieillesse d'Auguste ne fut probablement pas heureuse, marquée par les fatigues de l'âge et de la tâche, ét ponctuée par les drames de la dynastie et la disparition de plusieurs de ses proches ; il eut peut-être lui-même le sentiment que son règne avait été trop long. Il en avait assuré la pérennité en se préoccupant de sa succession jusque dans ses derniers instants. Suétone nous représente le vieux prince, au soir de sa vie, jetant un regard quelque peu cynique sur le bilan de son oeuvre et de son existence, et demandant à ses amis s'il avait bien joué la comédie de sa vie ; nul doute qu'en ces circonstances il ait songé à ce régime dont il avait entrepris, achevé et réussi la métamorphose avec le sentiment d'avoir conduit à son terme sa quête du possible.
A retenir :
En 43 av. J.-C., Octavien s'allie avec Antoine pour diriger Rome. Mais, en 31 av. J.-C., la rupture est consommée : les deux hommes s'affrontent à Actium où Octavien écrase son rival. L'héritier de César met alors en place un nouveau régime, le principat. Revêtu peu à peu de tous les pouvoirs, celui qu'on appelle Auguste règne jusqu'à l'âge de 77 ans sur un immense empire.
NOTES :
NOTE 1 : Historien, philologue et épigraphe allemand, Theodor Mommsen a publié, entre 1854 et 1886, une Histoire romaine en quatre tomes, qui a profondément renouvelé l'étude de l'Antiquité latine.
NOTE 2 : En 9, dans la plaine de Kalkriese, les légions romaines de Varus furent massacrées par les tribus germaniques.
POUR EN SAVOIR PLUS
P. Cosme, Auguste, Perrin, 2005.
R. ÉTIENNE, Le Siècle d'Auguste, Armand Colin, 1971, rééd. 1999.
J. LECLANT (dir.), Dictionnaire de l'Antiquité, PUF, 2005.
J.-P. NERAUDEAU, Auguste. La brique et le marbre, Belles Lettres, 1996, rééd. 2007.
C. NICOLET, L'Inventaire du monde, géographie et politique, Fayard, 1988.
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