Sinouhé l'Égyptien

Sinouhé l'Égyptien
de
Mika Waltari
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Néfertiti. Voilà un nom qui est bien familier à notre oreille. La beauté de cette reine égyptienne était telle que, bien qu'ayant régné treize siècles avant Cléopâtre, sa légende s'est rendue jusqu'à nous. Mais son mari, ce pauvre pharaon, qui s'en souvient? À part pour quelques rares amateurs d'histoire ancienne, c'est un pur inconnu.



<--- Le couple à ses premiers pas! Quel naturel! Ne dirait-on pas une photo? Néfertiti, toute petite -- elle mesurait à peine 1 m 40! -- porte ici des vêtements de lin transparent. Elle a le pied droit en avant, comme le pharaon, alors que les femmes étaient habituellement représentées avec les jambes parallèles, en signe de soumission. (Le buste du sculpteur Thoutmès la présentera certainement plus à son avantage. Voir Néfertiti: la belle est venue.) Bien que le ventre du pharaon soit rebondi, on ne note pas les déformations propres à l'art amarnien. Détail amusant, ils portent des sandales comme on en fabrique encore en Grèce, et aussi en Égypte, je suppose.



Pourtant, Akhenaton, car c'était le nom du mari de Néfertiti, a eu une importance capitale dans l'histoire du monde. Il fut le premier souverain à proposer l'adoration d'un dieu unique, devançant en cela même Moïse. C'est lui qui a composé le Grand Hymne que paraphrasent les Psaumes. Et c'est pour perpétuer la vision de ce fou de Dieu, cet être prognathe, aux membres grêles et aux hanches de femme, que Néfertiti continuera à lutter, même après sa mort1.

Aujourd'hui, cette époque nous semble tellement reculée qu'on ne compte guère pouvoir en tirer que quelques vagues légendes. Pourtant, au contact de ce quatorzième siècle avant Jésus-Christ, l'imagination s'enflamme. Partout en Méditerannée orientale et jusqu'aux confins de l'Asie, tout tourne et tout bouge. Babylone et la Crète ne sont plus à leur apogée, mais demeurent des centres culturels importants. Hittites et Assyriens se disputent farouchement le pouvoir tandis que le Royaume du Mitanni cherche à s'entendre avec l'Égypte. (Néfertiti aurait d'ailleurs été Mitannienne.) Oui, quatorze siècles avant Jésus-Christ, le monde n'était pas moins politiquement flamboyant qu'il ne l'est aujourd'hui.

C'est à travers ces intrigues que nous entraîne Mika Waltari. Sinouhé, un prêtre-médecin défroqué, et Kaptah, le vieux serviteur borgne qui le suit en l'incitant toujours à plus de «réalisme», sont les yeux de l'auteur qui parcourt le siècle.

Si vous croyez qu'avec de tels guides un seul lieu mythique vous échappera, détrompez-vous! C'est même avec le plus grand grand naturel que vous serez amenés à parcourir le labyrinthe de Dédale jusqu'à la caverne du Minotaure. Vous apprendrez toute la vérité vraie sur cette histoire et comprendrez comment se mêlent et se soutiennent mythe et réalité.

En lisant ce chapitre, vous vous direz même «Écoute, l'ami Mika, là tu en mets un peu trop.» Telles que décrites, l'opulence et la légèreté de cette société sont à peine croyables. Pourtant, vous vous rappellerez vos livres d'histoire où on disait que de jeunes gymnastes dansaient parmi les taureaux, que les femmes allaient parfois les seins nus et que régnait une grande liberté sexuelle. Et vous comprendrez que vos livres d'histoire ne vous ont rien fait comprendre à l'histoire. Car c'est une chose de lire l'histoire, et c'en est une tout autre que de la vivre.

Vous vous amuserez peut-être à vérifier certains faits historiques, question d'être bien certain de ne pas être victime d'un fabulateur. À votre grande surprise, vous constaterez que tous les détails de la vie ont été scrutés à la loupe, des cérémonies de trépanation jusqu'à la façon de faire la cuisine. En fait, tout ce que Waltari a inventé, c'est ce que l'histoire ne peut livrer. Mais attention! Quelle «invention»!

Par exemple, l'histoire ne dit pas exactement comment est mort Toutânkhamon, le gendre et le successeur de Akhenaton. On sait seulement qu'il est mort jeune et que c'est Horemheb, le chef de son armée, qui lui a succédé. Les circonstances exactes qui ont permis à cet usurpateur de prendre le pouvoir sont aussi inconnues. Et c'est là qu'on peut apprécier l'art de Waltari.

Horemheb est présenté dès le chapitre trois afin qu'on puisse apprécier qui est ce soldat. Puis, tout au long du roman, les dilemmes politiques sont présentés. Accaparé par son obsession de changer la foi, les arts et les hommes, Akhenaton se préoccupera fort peu de politique extérieure et la puissance de l'Égypte, à son apogée sous son prédécesseur, périclitera. De plus, les prêtres d'Amon jalouseront les prêtres du nouveau dieu soleil Aton. Une alliance entre les deux clans en perte de pouvoir, soldats et prêtres d'Amon, semble donc avoir été probable2.

Waltari ficelle si habilement tous les événements qu'on peut difficilement s'empêcher d'adhérer corps et âme aux hypothèses qu'il propose pour les détails dont l'histoire a perdu la trace. Sachant qu'on ne pourra probablement jamais mettre la main sur de nouveaux documents permettant de les confirmer ou de les infirmer, on n'envisage pas que quiconque puisse un jour en proposer de plus plausibles.

C'est donc la seule vérité qu'il nous reste, et elle témoigne du pouvoir du roman historique. Ce pouvoir, c'est de nous permettre de vivre à cette époque en réunissant en un récit tous les patients travaux des historiens. À partir de là, une sorte de psychanalyse de l'histoire peut s'opérer. Elle analyse tous les éléments et cherche les liens entre eux, les multiples relations devant toutes s'accorder afin que la pièce manquante puisse être identifiée.

Si Waltari est passé maître dans ce genre de tissage invisible qui répare les discontinuités de l'histoire, c'est qu'il avait une intime conviction, qui était d'ailleurs le fondement de toute la civilisation égyptienne, et qu'il fait énoncer à Sinouhé dès le début du roman. Celui-ci, passant sa vie en revue, déclare d'un ton emphatique: «Tout recommence et il n'y a rien de nouveau sous le soleil, l'homme ne change pas, quand bien même ses habits changent et aussi les mots de sa langue.»

Quand l'auteur est guidé par une telle conviction -- qui est sans doute moins commune qu'on le croit, puisque qu'on accepte aujourd'hui que les classiques ne soient plus enseignés dans les écoles -- le lecteur franchit sans difficulté les trente-trois siècles qui le séparent de cette époque. Les hommes qu'il rencontre ne lui sont pas étrangers et, par-delà l'espace et le temps, bien des événements se recoupent, parfois jusque dans les plus infimes détails3.

Lorsque vous refermerez Sinouhé l'Égyptien, non seulement saurez-vous qui était Akhenaton, vous aurez vécu à son époque et parcouru son monde. Vous aurez fait un beau et grand voyage.


Notes:

(1) Depuis la rédaction de cet article, André Phaneuf, un collaborateur de La Masse Critique, m'a proposé des pistes intéressantes et j'ai fait d'autres recherches. Il semble que Néfertiti ait joué un rôle au moins aussi important que Akhenaton dans la réforme monothéiste! L'article Néfertiti: la belle est venue livre la renversante histoire de cette grande dame.

(2) J'ai lu Sinouhé il y a déjà quelques années et je reconstitue ici les événements au meilleur de ma souvenance. On me le dira, j'espère, si la mémoire me fait défaut.

(3) On rappelle parfois que, dans Les Amants de Byzance(1952), Waltari avait présenté un allemand, nommé Grant, qui fabriquait des canons pour Mahomet II. Trente ans plus tard, ce sera un canadien, du nom de Bull, qui fabriquera des canons pour Saddam Hussein. Mais les parallèles à établir se situent aussi, et peut-être surtout, au-delà de ce genre d'anecdote.

Copyright © Gilles Pelletier, 1996
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Akhenaton et Nefertiti Akhenaton Masque de Toutankhamon

Voir aussi :
Mythes et légendes de l'Egypte ancienne


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Créé le 10 novembre 1996.