KERRIDWEN


UNE TRÈS VIEILLE RACINE POUR UNE ANTIQUE DÉESSE

« Venue du fond des âges, la Terre-Mère n'avait pas de nom car tous les hommes la vénéraient comme la seule divinité, à l'origine de toute chose. Mais avec le réchauffement post-glaciaire, tout se complique et même la déesse primordiale tend à prendre des visages nouveaux. Peu à peu, ses aspects différents génèrent des noms distincts. » (Myriam Philibert, Les Mythes Préceltiques, éditions du Rocher).

Nombreux noms, car nombreux mythes. Correspondant aux nombreux peuples qui se succèdent et qui, à chaque fois, tentent de s'approprier le fond culturel et cultuel ambiant tout en l'enrichissant (ou le pervertissant) de leurs apports personnels.
Pourtant, dans cette liste que nous sommes loin de connaître dans son intégralité, la linguistique a permis de faire des recoupements. Des racines primordiales émergent, certaines propres aux langues indo-européennes, d'autres plus anciennes encore.
Pour Kerridwen, puisque tel est le nom qui nous intéresse, la racine KR est flagrante. Cette racine a un rapport avec la Pierre, la Terre, la Porte. Lorsqu'on ajoute un N final, pour obtenir KRN, on introduit une idée d'élévation. Or les travaux de Myriam Philibert tendent à prouver que ces deux racines, KR et KRN, seraient antérieures aux Indo-Européens et représenteraient le couple primordial, la Terre-Mère et son époux, principe mâle indispensable à la procréation, dont les plus anciennes représentations sont le dieu couronné de cornes de taureau ou de bois de cerf, en un mot le Dieu Cornu.
Ce Dieu Cornu, seigneur des bêtes et des troupeaux, est aussi le Ciel-Père, puisque le taureau comme le cerf se partagent la symbolique solaire de l'homme antique, même si le taureau est davantage lié à des notions d'immortalité par la fécondité, étant plus féminin et lunaire, tandis que le cerf, dont les bois meurent et renaissent, symbolise le renouvellement cyclique et s'approprie le double royaume, le monde lumineux des vivants et l'enfer ténébreux des défunts en attente de germination, tel le grain enfoui sous terre et rêvant au printemps. A noter cependant que les mythes les plus anciens faisaient du soleil une divinité féminine, ce qui a perduré chez les Germains ou encore chez les Celtes (voir notamment Yseult, la femme-soleil auprès de laquelle vient se régénérer, chaque mois, Tristan l'homme-lune).
Pour en revenir aux racines linguistiques, KRN a donné, notamment en grec ancien : bâton, couronne, corneille, foudroyé (frappé par la foudre)… et, au niveau des noms propres, les dieux Carnos (dieu des troupeaux), Cronos (également couronné de cornes et qui, armé de sa faucille courbe, émascule son père Ouranos, le Ciel), Karna (mythologie indienne, dieu-héros fils du soleil), Saint Cornely et ses boeufs (inventé pour expliquer le nom et l'existence des alignements de Carnac), et surtout Cernunnos (ou Kernunnos), dieu celte, roi de l'année et amant de la Déesse.
Or, dans la mythologie celte, la Déesse-Mère est surtout Dana (ou Danu, Dôn ou Anna), nom qui se rattache à la lettre N qui, isolée du groupe KR, évoque l'Eau primordiale, source de toute vie. Anna-Dana (voir aussi Danaé chez les Grecs et Nana au Moyen-Orient), dont vient le mot « année », est devenue grand-mère de Jésus dans la mythologie chrétienne. Tout semble concorder pour en faire le nom le plus ancien de la Déesse-Mère. Tout… sauf la linguistique, qui révèle que cette racine N est sans doute celle des noms les plus récents.
Avec la racine KR, on ne manque pas de trouver, toujours chez les Grecs anciens, des déesses primordiales très archaïques : Kèr, qui préside à la mort ; Koré reine des Enfers et fille doublet de Déméter la déesse des moissons. A noter que, parmi les langues indo-européennes, on distingue deux branches : l'orientale (sanskrit, iranien, arménien, grec et albanais) et l'occidentale (baltique, slave, germain, celtique et italique). Or les Latins, de langue italique, connaissent une déesse Cérès (prononcer Kéres) qui est l'équivalent de Déméter mais dont le nom recouvrait à l'origine une très vieille puissance de la végétation, ainsi qu'une Cardéa dont la légende rappelle Anis, la déesse celte aux lèvres bleues qui s'introduit dans les maisons pour sucer le sang des petits enfants, aspect sombre de la Déesse-Mère qui règne sur la Vie et la Mort et qui, comme la Nature qu'elle représente, peut se montrer extrêmement cruelle.
Quelques mots communs bâtis sur la racine KR en langue grecque : tête, corne, casque, coeur, corbeau, jeune fille, jeune homme, tondre, atteindre, joie, main, pierre, choeur. En italique : céréale, charnière…

Alors, quels noms fondés sur la racine KR la langue celtique propose-t-elle pour la Déesse-Mère ? Un seul. Il s'agit de Kerridwen, dont seul le mythe gallois concernant la naissance du barde sacré Taliésin a conservé la trace.

ÉTYMOLOGIES ET MYTHOLOGIES

Pour les déesses-mères dont le nom est bâti sur la racine KR, l'animal emblématique traditionnel est la truie blanche. A Rome, on sacrifiait du porc à Carnéa. En Grèce, la victime de prédilection de Déméter-Cérès est la truie. On trouve également chez Pausanias référence à une déesse-truie Cerdo, épouse de Phoronée, frère de Io et Argus Panoptès, héros inventeur du feu auquel les Argiens rendaient un culte.
Pour les Celtes, la truie blanche est l'animal symbolisant la déesse de la Mort, c'est-à-dire l'un des aspects de leur Triple Déesse, laquelle est la façon dont leur mythologie a intégré les différents visages de la Déesse des Origines (jeune vierge-mère, guerrière farouche et initiatrice, femme âgée sage et mystérieuse). Et, justement, quel animal rattache-t-on à Kerridwen ?
La truie blanche.

Citons ici Robert Graves, Les Mythes Celtes : la Déesse Blanche, éditions du Rocher :
« Or, dans le Roman de Taliésin, Caridwen, ou Cerridwen [Kerridwen], l'ennemie de Gwion, était aussi une déesse blanche de la truie selon le Dr Mac Culloch qui, dans sa Religion des Anciens Celtes, bien documentée, invoquele témoignage de Geoffroy de Monmouth et du celtologue français Thomas et rappelle qu'elle était également décrite par les bardes gallois comme une déesse du grain. Il l'assimile à la Déméter à la truie […]. Son nom est composé des mots cerdd et wen. Wen signifie « blanche » et cerdd, en irlandais et en gallois, signifie « profit » aussi bien que « les arts inspirés » et spécialement « la poésie », comme les mots grecs cerdos et cerdeia, dont dérive le latin cerdo, « artisan ». En grec, on appelait cedro la belette, déguisement favori des sorcières de Thessalie, et on le traduisait habituellement par « l'artificieuse » ; d'autre part « cerdo », un vieux mot d'origine incertaine, signifie « porc » en espagnol. […] La fameuse sardane, danse des moissons des Pyrénées espagnoles, fut peut-être exécutée d'abord en l'honneur de cette déesse [Cerdo] qui avait donné son nom à la meilleure terre à blé de la région, la vallée de Cerdana dominée par la ville de Puigcerda ou colline de Cerdo. […] Cerridwen est nettement la truie blanche, la déesse de l'orge, la Dame Blanche de la mort et de l'inspiration ; elle est, en fait, Albina, ou Alphito, cette déesse de l'orge qui donna son nom à la Grande-Bretagne [Albion]. »
A noter que les habitants de la vallée de Cerdana (Cerdagne en français) sont appelés les Cerdans et les Cerdanes et que, à ce prénom, l'Encyclopédie des Prénoms d'Elaine Chastenier, éditions de Vecchi, a écrit : « Cerdane, Serdane, Cerdana, Serdana : ce prénom d'origine occitane tire son origine de la Cerdagne. Il fut très à la mode au Moyen Age dans le Midi. Il fait peut-être allusion à une personne originaire de Sardaigne ou au sarde, groupe de parlers romans italianisés. Il peut se fêter le 1er novembre »
Rattacher la vallée de Cerdagne à l'île de Sardaigne paraît logique en terme d'étymologie. Mais, à mon sens, c'est uniquement parce que la Sardaigne tire elle aussi son nom d'une déesse-mère à racine KR, que l'on vénérait aux temps anciens en lui élevant des nuraghes (constructions cyclopéennes en pierres sèches pratiquement sans ouverture et qui peuvent rappeler les tumulus-utérus d'Europe occidentale).
Un autre lieu qui tire son nom d'une déesse à racine KR est le Kerry, la région la plus fertile d'Irlande, et la déesse patronymique est bien, en l'occurrence, Kerridwen. Le prénom Kerry est très en vogue dans les pays anglo-saxons et si les dictionnaires de prénoms anglophones lui donnent comme signification « originaire du Kerry, comté le plus fertile d'rlande », ils oublient de préciser que l'étymologie doit remonter jusqu'à la déesse…

La langue brittonique peut permettre une autre traduction de Kerridwen. En décomposant le nom : Ker-Rig-Wen.

Ker, c'est la ville en breton moderne, mais seules les villes qui furent autrefois des forteresses militaires voient leur nom composé avec Ker, les autres villes étant nommées à partir du mot Plou ou Pleu, qui évoque la paroisse.
Pour en revenir à Kerridwen, je propose donc de traduire Ker par Forteresse. Ensuite vient Rig, le Roi ou la Reine. Kerrigwen fut peut-être l'orthographe originelle du nom de la déesse. Rig, Rix, Rex, Roy, Roi… A toutes ces variations sur la racine indo-européenne, on peut peut-être ajouter Rid. Pour finir, Wen est la couleur blanche, pour cela la plupart des traductions concordent. On obtient donc « la Reine Blanche de la Forteresse », qui recouvre la notion, avec la couleur blanche, de Forteresse de l'Autre Monde.
Cette traduction de mon cru est parfaitement compatible avec la mythologie connue concernant la Déesse-Mère Kerridwen.
Reste à signaler, pour Kerridwen, une étymologie tardive et, selon moi, très imprégnée de cette tendance du christianisme à diaboliser les anciennes divinités : le professeur Pierre-Yves Lambert, dans les notes sur sa traduction du Mabinogion gallois, cite un certain Ifor Williams. Pour ce dernier, la forme ancienne de Kerridwen serait Cyrridfen, de ben « femme » et d'un dérivé de cwrr « tordu, bossu ». Kerridwen serait donc la femme bossue, la fée Carabosse penchée sur son chaudron maléfique. Carabosse, dernier avatar d'une Déesse-Mère que les peuples modernes ne comprenaient plus et dont ils n'avaient conservé que l'aspect le plus obscur, oubliant qu'elle est aussi la Vie et la Renaissance, la détentrice des mystères de l'autre monde, du chaudron de connaissance et d'inspiration poétique, celle qui dispense aux hommes l'abondance, qui préside à la poésie, la science, l'art, la forge, la médecine et la divination…

KERRIDWEN ET TALIESIN : VERSIONS OFFICIELLES

Selon le manuscrit Hanes Taliesin, la sorcière Kerridwen, l'un des aspects de la Déesse-Mère, habitait une île sise au coeur du lac Bala ou Tegid avec son époux Tegid Voël (réputé chauve), dans lequel transparaît le vieux dieu pré-celtique Kernunnos.
La légende leur prête trois enfants (mais il existe plusieurs versions qui font des deux garçons un seul et unique personnage). D'abord, une fille de toute beauté : Creirwy ou Creirfyw, « le joyau ». Puis un fils très laid : Morvran « le corbeau de mer », personnage qui appartient aussi à la saga primitive d'Arthur dont il est l'un des chevaliers (cycle Kulhwch et Olwen). Les Triades Galloises disent que Morvran est d'ailleurs l'un des trois uniques survivants de la bataille de Camlan.
Troisième enfant : un autre garçon, plus horrible encore que Morvran. Il est nommé Affang Du « le castor noir » ou le « monstre noir ». On retrouve dans son nom l'Addanc, monstre du lac ou de la grotte, qui figure dans des textes parallèles, comme l'histoire de Peredur (le Perceval gallois). Certains textes disent d'Affang Du qu'il est aussi bête et méchant que laid, ce qui justifierait sa réputation de monstre.
Notons ici qu'il existe une version rattachant la légende de Kerridwen à un mythe archaïque : la déesse-mère Kerridwen a deux enfants qui sont jumeaux : une fille magnifique et un garçon monstrueux de laideur. Il s'agit de la Lune et du Soleil, mais la version ne précise pas qui est mâle et qui est femelle et les deux hypothèses possibles sont aussi valables l'une que l'autre.
La légende officielle veut que Kerridwen, souhaitant réparer ce qu'elle estime une injustice, décide de préparer pour Affang Du une potion magique qui devra lui donner la connaissance et l'inspiration, c'est-à-dire la beauté de l'esprit à défaut de celle du corps.
Elle rassemble les herbes appropriées, les jette dans son chaudron saison après saison. Ce chaudron devait bouillir sans interruption durant un an et un jour (soit un cycle complet). Durant ses phases de cueillette, Kerridwen confie la surveillance du chaudron à deux personnages mystérieux : l'aveugle Morda et l'enfant Gwyon Bach.
Ici encore, les versions divergent. Tantôt, Morda tient la cuiller pour remuer la mixture tandis que Gwyon entretien le feu, tantôt c'est l'inverse. Tantôt, Gwyon n'est pas un enfant mais un nain. Tantôt, Morda n'existe pas et Gwyon est seul devant le chaudron…
Or, quelques jours avant la fin du délai de un an et un jour, trois gouttes jaillissent sur le doigt de Gwyon. Pour apaiser la cuisante douleur, il porte ce doigt à sa bouche et, soudain, est investi de toute la magie du chaudron : connaissance et inspiration. (Il existe une version disant que Gwyon plonge délibérément le doigt dans le liquide, une autre affirmant qu' Affang Du était en place, prêt à recevoir les gouttes, et que Gwyon l'aurait poussé pour prendre sa place et lui dérober les pouvoirs du chaudron).
Un détail : hormis les trois gouttes, le chaudron ne contient que du poison.
Et dès que ces trois gouttes sont bues, l'action du poison fait exploser le chaudron. Le nombre de morceaux va de « deux » à « une infinité ».
A présent, Gwyon est clairvoyant. Il découvre que Kerridwen, furieuse de la perte de son travail et du tort fait à Affang Du, va le poursuivre de sa rancune. (Une autre version dit que Kerridwen avait décidé de tuer Gwyon sitôt son oeuvre achevée et que telle est la raison de la fuite de l'enfant). Donc, Gwyon décampe au plus vite. Kerridwen, qui rentre de cueillette, constate les dégâts. Furieuse, elle bât Morda comme plâtre (dans les versions où elle l'a sous la main) jusqu'à ce que les yeux de l'aveugle lui tombent sur les joues. Morda déclare alors « Tu m'as défiguré sans raison car je suis innocent » et Kerridwen lui répond « Tu dis vrai ; c'est Gwyon Bach le coupable ». Sur ce, elle se lance à sa poursuite.

La légende décrit alors une succession de quatre couples de métamorphoses, chaque couple évoquant une saison. Il devint lièvre, elle se changea en lévrier. Il se fit poisson, elle prit la forme d'une loutre. Il devint oiseau, elle fut un faucon (ou un épervier). Il se changea en grain de blé caché dans un tas de grains de blé ordinaires. Alors, elle prit l'apparence d'une poule noire à queue courte et picora tout le grain, avalant Gwyon du même coup. Ce grain-Gwyon la féconda. Neuf mois plus tard, Kerridwen mit au monde un enfant. Parce qu'il était sans père, elle aurait dû le tuer, mais il était si beau qu'elle ne put s'y résoudre et se contenta de l'abandonner aux eaux de l'océan, couché dans un coracle (ou cousu dans un sac de peau).

Les courants déposèrent le tout dans les filets du roi Elphin, qui pêcha l'enfant, s'émerveilla de sa beauté, le baptisa Taliésin (Front Brillant) et l'éleva à sa cour. Taliésin devint l'un des bardes sacrés du Pays de Galles. Sa science était telle qu'il sauva Elphin de bien des embarras, et ce dès son plus jeune âge. Il écrivit des poèmes énigmatiques dont le célèbre Cad Goddeu (Le Combat des Arbres). Il célébra aussi le roi Uryen, époux de Morgane et père d'Owein le chevalier au Lion. Mais ceci est une autre histoire et relève de la Geste Arthurienne.

RÉHABILITATION DE KERRIDWEN : LE RETOUR AUX SOURCES

Qui est Gwyon ? Un enfant ou un nain, créature des mondes souterrains ?

Déroba-t-il sciemment les trois gouttes magiques destinées à Affang Du, ou le hasard est-il seul responsable ?

On peut rapprocher le gallois Gwyon Bach / Taliesin du héros irlandais Demné/ Finn, qui acquit ses pouvoirs après avoir léché son pouce, brûlé par le jus du saumon de la connaissance. Sans doute sont-ils deux exemples d'évolution, terre brittonique / terre gaëlique, du même mythe originel. Or tout le cycle Ossianique, célébrant les exploits de Finn, est placé sous le signe du cerf, symbole du dieu Kernunnos. Finn est l'un des avatars du dieu.
Lien de transitivité, Gwyon est Kernunnos, le premier époux de la Déesse-Mère ainsi que l'atteste son nom, fondé sur l'archaïque racine KRN.
Qu'en est-il, à présent, de la fureur de Kerridwen envers Gwyon ? Elle m'apparaît suspecte car elle se manifeste non par une oeuvre de destruction mais par le don d'une vie nouvelle, l'état supérieur du barde sacré Taliesin, qui n'aura de cesse de chanter la Déesse-Mère, suivant bien en cela la Voie du Dieu Cornu.
D'ailleurs, comment imaginer que la Déesse-Mère, omnipotente et omnisciente, ait pu se laisser abuser par les manoeuvres de Gwyon, ou qu'elle n'ait pas prévu, si l'on retient la version du hasard, ce qu'il adviendrait des trois gouttes fusant de son chaudron où mijotaient science et inspiration? N'a-t-elle pas, de plus, confié le chaudron à la surveillance de Morda, aveugle et donc clairvoyant ? Je suis persuadée que Gwyon était bien l'élu,l'amant de toute éternité, le dieu qui jamais n'a trahi et s'est toujours soumis au jeu de la déesse en sachant que mourir en son sein équivaut à renaître.
Référons-nous à présent à Jean Markale. Son analyse du mythe de Kerridwen dans La Femme Celte, Petite Bibliothèque Payot, est intéressante.
« Lorsque Gwyon Bach […] boit par mégarde les trois gouttes interdites, il a la vision parfaite de la divinité représentée par Keridwen. Mais ce faisant il a transgressé un tabou fondamental. Il est donc puni par Keridwen qui le poursuit et finit par l'avaler. Cette punition n'est que la traduction culpabilisée du contrecoup de la connaissance : Gwyon Bach ne peut supporter la vision du monde imparfait et se trouve exilé, en quelque sorte, dans le monde de la relativité, d'où ses transformations successives en animaux, puis en grain de blé. Il doit être éliminé. Mais comme il a la connaissance parfaite, il ne peut plus mourir vraiment : il participe maintenant à la divinité de Keridwen. C'est pourquoi Keridwen l'avale sous la forme d'un grain de blé. Elle ne pouvait pas faire autre chose que de l'absorber, un peu comme le prêtre catholique qui est tenu de nettoyer le calice en absorbant les moindres parcelles d'hostie qui pourraient demeurer sur la patène ou dans le ciboire. Car la divinité, si elle est écartelée, perd sa puissance. […] Quand Gwyon Bach s'empare, sans le vouloir, des secrets de Keridwen, il y a effectivement une catastrophe comparable à celle de la naissance, qui est un déchirement. A partir de ce moment, il y a nécessité de reconstituer l'unité perdue, il y a nécessité du retour en arrière, vers la mère, et de cette façon il y aura nouvelle naissance. Dans le cas de Gwyon Bach, qui n'appartient pas vraiment à la caste des mortels, il ne meurt pas, il féconde sa propre mère (c'est-à-dire qu'il est lui-même Dieu, père et fils), et il renaît une seconde fois sous l'aspect de Taliésin, le barde qui connaît les secrets du monde et de la divinité. On notera encore […] l'attitude de Keridwen qui abandonne l'enfant. Mais le fait qu'elle l'abandonne dans un sac de peau, et sur les flots, en dit long sur le sens du mythe. Cela rejoint d'une part tous les cas de fécondation buccale que l'on relève dans la tradition celtique, et aussi tous les mythes celtiques ou autres, de l'enfant abandonné sur les eaux, symbole de la naissance dans l'utérus entouré d'eau, comme c'est le cas pour Moïse, Rémus et Romulus et bien d'autres. […] Ce conte nous fait remonter au fond des âges, à la croyance que l'homme n'a rien à voir dans le phénomène de la parturition qui est la fonction spécifique de la Femme. » Et, plus loin, dans le même ouvrage : « Il est évident que le Chaudron de Keridwen est une des figurations du Graal primitif, dispensateur de richesses intellectuelles. Il est non moins évident que ce Chaudron a des rapports avec le Philtre que boivent Tristan et Yseult. Le liquide qu'ils contiennent tous deux est interdit à ceux à qui il n'est pas destiné. Or Gwyon Bach, comme Tristan, le boit par mégarde : ce qui veut dire que l'un et l'autre ont transgressé un interdit. En buvant le philtre, Tristan se lie définitivement et obligatoirement à Yseult. Yseult métamorphose complètement l'ancien Tristan et en fait un homme nouveau, qui est à la fois son fils et son amant. En buvant les trois gouttes du chaudron préparé oar Keridwen, Gwyon Bach se lie définitivement et obligatoirement à Keridwen. Il essaie de s'échapper : il ne réussit pas, car les trois gouttes ont la valeur du geis. Et Keridwen l'avale. L'image est claire : il s'agit tout simplement de l'acte sexuel, de l'engloutissement de l'Amant par la Maîtresse, réalisation fantasmatique qui découle de l'absorption du pénis par le vagin. Gwyon Bach revient dans le sein de sa mère pour une nouvelle maturation, et quand il renaît, ce n'est plus sous la forme ancienne de Gwyon Bach, c'est sous la forme nouvelle de Taliesin. Keridwen a donné une nouvelle vie à celui qu'elle a englouti, celui qui est à la fois son fils et son amant. C'est l'illustration la plus éclatante de la métamorphose que la Femme fait subir à l'homme qu'elle a choisi et qu'elle aime. L'acte d'amour débouche sur une nouvelle naissance. »
Puis suivent des considérations sur l'acte d'amour lié à la mort, et le fait que nous naissons du fumier, et qu'au fond du chaudron, ou dans le philtre, se trouve des choses diablement intéressantes, et que y goûter, en ayant transgressé un interdit posé par l'ordre établi d'une société patriarcale et « civilisée » équivaut à remettre en cause cet ordre établi, à ouvrir une brèche pour un retour de l'âge des sorcières, quand la Femme dominait le monde, encore sauvage et « naturel ».
Kerridwen est présentée comme terrible car c'est ainsi qu'est perçue la Maîtresse dominatrice par l'homme, lequel porte en lui mille terreurs inconscientes, comme celle du vagin denté, ou la crainte d'être absorbé tout entier par sa compagne lors de l'acte sexuel. La Femme est la Déesse et la Terre, puisque c'est dans ses profondeurs que la vie humaine germe, comme le grain sous la terre. Elle paraît ainsi détenir un pouvoir qui effraie et fascine à la fois. Certaines sociétés ont vénéré et chanté ce pouvoir, d'autres l'ont diabolisé. Le monde judéo-chrétien a décrété une la femme devait être brisée, soumise, et que celles qui relèveraient la tête et assumeraient leur nature devraient être brûlées comme sorcières.

Pourtant, il est encore des hommes et des femmes pour se souvenir, ou pour retrouver le sens premier du mythe. Il existe une Bande Dessinée, Slaine Mac Roth, dont le scénariste Pat Mills, très bien documenté, a su faire une véritable réhabilitation de la Déesse Blanche et du Dieu Cornu. Il existe aussi une très belle chanson du groupe nantais Tri Yann, dans leur album Belle et Rebelle ». Cette chanson, Korydwen et le Rouge de Kenholl, est riche de références mythologiques et symboliques. Des notes explicatives accompagnent le texte de la chanson. Ces notes expliquent entre autres choses que Korydwen vient « de Keridwen, nom gallois de Dana, déesse aérienne dont la tribu, le « Peuple-fée », envahit l'ancienne Irlande ; divinité assimilable à l'Athéna grecque, Dana et son peuple apportaient la sorcellerie, la poésie et l'artisanat ; également nommée Brigantia, elle fut détournée par le christianisme en Sainte Brigitte, patronne des médecins, écrivains et forgerons. »
Mais si Dana a son peuple, les Tuatha de Danaan, Kerridwen a aussi le sien : les Korrigans de petite Bretagne, c'est à dire « les gens de Kerridwen ».

EN CONCLUSION

Prénom encore porté, sous sa forme Kerridwen, au Pays de Galles, je pense qu'on peut lui attribuer comme signification « Déesse Blanche », tout simplement, avec tout ce que cela recouvre de mythes et de symboles. Et je le fête le 31 octobre au soir, quand commence Samain, fête de la déesse, que nous fêtons aujourd'hui sous le terme Halloween.

Participation et remerciements à Nathalie DAU


Bibliographie :

Marcel BRASSEUR - Les Celtes : les Dieux Oubliés - Terre de Brume Editions
Yann BREKILIEN - La Mythologie Celtique - Brocéliande / Editions du Rocher
Elaine CHASSENIER – Encyclopédie des Prénoms – Editions de Vecchi
Georges DUMEZIL - Mythe et Epopée Tomes I, II, III - NRF Editions Gallimard
Robert GRAVES - Les Mythes Celtes : La Déesse Blanche - Editions du Rocher
Christian-J. GUYONVARC'H et Françoise LEROUX - La Civilisation Celtique - Petite Bibliothèque Payot
Christian-J. GUYONVARC'H et Françoise LEROUX - Les Druides - Editions Ouest-France / Université
Pierre-Yves LAMBERT - Les Quatre Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Âge - L'aube des peuples - Gallimard
Jean MARKALE - La Femme Celte - Petite Bibliothèque Payot
Jean MARKALE - Les Celtes et la Civilisation Celtique - Bibliothèque Historique Payot
Jean MARKALE - Les Mystères de l'Après-Vie - Pygmalion
L.H.R.R. MERLHYN - Les Druides et la Quête du Graal - Brocéliande / Editions du Rocher
Jean-Paul PERSIGOUT - Dictionnaire de mythologie Celte - Editions du rocher / Gnose
Myriam PHILIBERT - Les Mythes préceltiques - Editions du Rocher
Marie-Louise SJOESTEDT - Dieux et Héros des Celtes - Terre de Brume Editions
Robert-Jacques THIBAUD - Dictionnaire de Mythologie et de Symbolique Celte - Dervy


URL d'origine : http://www.lodace.com/histoire/outils/kerriden.htm (site fermé)

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